Affaire Ratier : précisions sur la prescription

Cet article a été publié sur le site Dalloz-Actualité.fr le 7 mars 2019.

Par Vincent Ollivier et Sofia Massou

Mardi 5 mars 2019, était diffusée sur le site Konbini une vidéo dans laquelle le journaliste Hugo Clément interviewait Anne Ratier, à l’occasion de la sortie de son livre, dans lequel elle raconte comment, en 1987, elle a volontairement mis fin aux jours de son enfant, âgé de trois ans et lourdement handicapé depuis sa naissance.

Il n’est pas ici question de porter une appréciation d’ordre moral sur le geste de cette femme, non plus d’ailleurs que sur l’opportunité d’en faire un livre si longtemps après les faits, mais seulement de s’interroger sur la prescription de l’action publique face à un acte qui présente à l’évidence un caractère criminel.

Certains ont en effet soutenu que la publication s’expliquait par le fait que, 32 ans après les faits, ceux-ci étaient prescrits et que Madame Ratier ne risquait donc rien, ce qui était d’ailleurs un motif assez communément partagé pour fustiger sa décision de relater son expérience dans un livre.

D’autres, dont nous fumes, ont d’abord pensé, dans un premier temps, que cette prescription, compte tenu des évolutions législatives intervenues depuis 1987, n’était pas acquise.

La question mérite d’être approfondie, tant les règles gouvernant la prescription sont complexes et tant l’enchaînement des réformes législatives intervenues en la matière, tout autant que les apports de la jurisprudence, en rendent l’appréhension délicate.

Cet examen portera dès lors, successivement, sur l’application des règles légales gouvernant la prescription et sur les solutions dégagées par la jurisprudence.

La prescription acquise, en application des dispositions légales

Le législateur est, au cours de ces trente dernières années, beaucoup intervenu – et intervient encore – sur le sujet de la prescription.
Notre époque se satisfaisait en effet mal des règles qui limitent dans le temps la possibilité d’engager l’action publique, essentiellement pour des raisons morales, tenant à la gravité particulière de certains crimes et délits.

Ainsi, le législateur a introduit dans le code de procédure pénale des dispositions qui, dans certains cas, soit reportent le point de départ du délai de prescription soit, plus simplement, allongent ce délai.

Il convient dès lors d’examiner si ces réformes législatives, appliquées au cas particulier des faits qu’Anne Ratier reconnaît avoir commis, n’ont pas eu pour effet de permettre, encore aujourd’hui, l’engagement de l’action publique.

Rappelons tout d’abord que les textes qui modifient les règles de prescription sont d’application immédiate et ont donc vocation à régir les situations en cours, c’est-à-dire celles dans lesquelles ladite prescription n’aurait pas, d’ores et déjà, été acquise.

Il ressort des propos de Mme Ratier qu’elle aurait causé la mort de son fils en 1987, en lui administrant des neuroleptiques, soit une action qualifiable de meurtre, au sens des dispositions de l’article 221-1 du code pénal.

À cette date, les règles applicables, posées par les dispositions de l’article 7 du code de procédure pénale, assez simples, étaient les suivantes :

« En matière de crime, l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite.
S’il en a été effectué dans cet intervalle, elle ne se prescrit qu’après dix années révolues à compter du dernier acte. Il en est ainsi même à l’égard des personnes qui ne seraient pas impliquées dans cet acte d’instruction ou de poursuite. »

En application de ce texte, la prescription des faits commis par Anne Ratier intervenait au cours de l’année 1997, dix ans après ceux-ci.

La loi n°89-487 du 10 juillet 1989, a cependant introduit un alinéa 3 dans l’article 7 du code de procédure pénale, lequel prévoyait que :

« Lorsque la victime est mineure et que le crime a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription est réouvert ou court à nouveau à son profit, pour la même durée à partir de sa majorité. »

Aux termes de ce texte, la prescription du meurtre ne commençait donc à courir qu’à compter de la majorité de la victime.

On peut évidemment s’interroger sur l’application de ce texte lorsque la victime est décédée, puisque, dans ce cas, c’est une majorité virtuelle qui devra être prise en compte, la victime n’étant pas arrivée, en raison de son décès, jusqu’à sa majorité.

Comme le report du point de départ du délai de prescription trouvait son origine dans le vœu du législateur de permettre à la victime d’agir une fois qu’elle ne serait plus sous l’emprise légale de ses parents, on pourrait se dire qu’il n’y a aucune logique à étendre l’application de ce texte à des mineurs décédés.

Cependant, raisonner ainsi aboutirait à la conséquence que les tentatives de meurtre et d’assassinat, à l’issue desquelles la victime n’est donc pas décédée, pourraient être poursuivies plus longtemps que les meurtres eux-mêmes.

Cela ne serait guère satisfaisant, et pousse dès lors à penser qu’en cas de mort de mineur, le point de départ du délai de prescription est effectivement reporté jusqu’à la date où celui-ci, s’il avait survécu, aurait atteint sa majorité.

En application de ce raisonnement, le délai de prescription applicable au meurtre du fils de Madame Ratier n’aurait donc commencé à courir qu’à compter de 2002 et ladite prescription aurait été acquise à compter de 2012.

En 2004, cependant, une nouvelle version de l’article 7 était adoptée, par le biais de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, aux termes de laquelle la prescription était portée à vingt ans, ce qui semblait encore reporter l’acquisition de la prescription, laquelle ne serait donc acquise qu’en 2022.

Toutefois, ce texte, même s’il avait pour objectif apparent d’étendre encore les possibilités de poursuites des crimes commis contre des mineurs, avait pour effet, en introduisant une référence jusque-là inexistante à un autre article du code de procédure pénale, de réduire drastiquement les cas dans lesquelles ladite prescription ne commençait à courir qu’à compter de la majorité de la victime.

Cette nouvelle version de l’article 7 du code de procédure pénale était la suivante :

« En matière de crime et sous réserve des dispositions de l’article 213-5 du code pénal, l’action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n’a été fait aucun acte d’instruction ou de poursuite.S’il en a été effectué dans cet intervalle, elle ne se prescrit qu’après dix années révolues à compter du dernier acte. Il en est ainsi même à l’égard des personnes qui ne seraient pas impliquées dans cet acte d’instruction ou de poursuite. Le délai de prescription de l’action publique des crimes mentionnés à l’article 706-47 et commis contre des mineurs est de vingt ans et ne commence à courir qu’à partir de la majorité de ces derniers. »

Cette référence à l’article 706-47 du code de procédure pénale, introduite par la loi de 2004, n’était pas sans incidence sur le cas de cette femme.

En effet, à cette date, l’article 706-47 se présentait en ces termes :

« Les dispositions du présent titre sont applicables aux procédures concernant les infractions de meurtre ou d’assassinat d’un mineur précédé ou accompagné d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie ou pour les infractions d’agression ou d’atteintes sexuelles ou de recours à la prostitution d’un mineur prévues par les articles 222-23 à 222-31, 225-12-1 et 227-22 à 227-27 du code pénal. »

Ainsi, par l’intervention de cette réforme, on passait d’une situation où tous les crimes commis contre des mineurs voyaient le point de départ du délai de prescription de l’action publique reporté à la majorité de la victime, à une autre, où seules certaines infractions bénéficiaient de ce dispositif.

Aux termes de l’article 706-47 du code de procédure pénale, parmi les infractions qui pouvaient prétendre aux règles dégagées par l’alinéa 3 de l’article 7 du code de procédure pénale, ne figurait plus le meurtre simple non précédé ou accompagné de viol, de tortures ou d’actes de barbarie.

Au cas particulier, et dès lors qu’il n’apparaît pas que la mort du fils d’Anne Ratier a été précédée ou accompagnée de l’une des infractions visées par l’article 706-47 précité, on doit donc en déduire que le crime commis par cette dernière était, à compter de 2004, soumis à un délai de prescription de 10 ans et que, de surcroît, ce délai, qui n’était plus reporté à la majorité de la victime, avait commencé à courir dès 1987, année du meurtre.

Aux termes de cet enchaînement législatif – dont on peut d’ailleurs douter que les conséquences qu’il a emportées aient véritablement été prévues – et compte tenu de l’application immédiate de la loi, il apparaît que le meurtre du fils de Mme Ratier était donc prescrit depuis 1997, soit voilà maintenant 22 ans

Certes, les dispositions de cet article 706-47 ont été par la suite encore modifiées, pour inclure dans son champ d’application l’ensemble des crimes et des assassinats commis sur des mineurs, quand bien même ils n’ont été ni accompagnés ni précédés de viol ou d’actes de torture ou de barbarie.

Cependant, cette modification, intervenue par la loi n° 2018-703 du 3 août 2018, ne saurait avoir pour effet de modifier une situation définitivement acquise antérieurement à son entrée en vigueur et, donc, d’autoriser la poursuite d’une infraction définitivement prescrite depuis 1997.

En application des dispositions légales, aucune action publique ne peut donc plus être engagée.

La question se pose cependant de savoir si ne pourrait s’appliquer une cause de suspension de la prescription dégagée par la jurisprudence, celle dite des circonstances insurmontables.

L’éventuelle application d’une cause jurisprudentielle de suspension de la prescription

Confrontée à des cas où, en raison de circonstances particulières, personne n’avait été en mesure d’être informé de l’existence d’une infraction, la jurisprudence a tenté de suspendre le cours du délai de prescription.

Pour ce faire, elle a élaboré une théorie, aux termes de laquelle il devenait possible de considérer que le délai de prescription n’avait pu commencer à courir, compte tenu de l’existence de circonstances insurmontables rendant impossible l’exercice des poursuites.

Celle-ci s’est vu consacrée par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, saisie par la chambre criminelle, qui, dans un arrêt en date du 7 novembre 2014 (v. Dalloz actualité, 21 nov. 2014, obs. C. Fonteix ), a rejeté le pourvoi formé par une accusée contre l’arrêt d’une chambre de l’instruction l’ayant renvoyée devant une cour d’assises.

Les faits étaient particuliers, s’agissant d’une mère qui avait reconnu avoir tué huit de ses enfants après leur naissance. Ces meurtres avec préméditation étaient, pour au moins sept d’entre eux, intervenus avant le premier acte interruptif de prescription, effectué le 24 juillet 2010.

Le pourvoi faisait donc grief à l’arrêt de la Cour de cassation d’avoir rejeté l’exception de prescription de l’action publique soulevée par l’accusée, au motif que le mode opératoire employée par cette dernière (dont l’obésité lui avait permis de dissimuler aux tiers ses grossesses et, ensuite, la naissance des enfants) avait rendu les infractions clandestines, ce qui autorisait à reporter le point de départ de la prescription à la découverte desdites infractions.

Ce pourvoi était rejeté par l’arrêt précité, aux motifs que :

« si, selon l’article 7, alinéa 1er, du code de procédure pénale, l’action publique se prescrit à compter du jour où le crime a été commis, la prescription est suspendue en cas d’obstacle insurmontable à l’exercice des poursuites (…) »

Et que :

« l’arrêt retient que les grossesses de Mme Y…, masquées par son obésité, ne pouvaient être décelées par ses proches ni par les médecins consultés pour d’autres motifs médicaux, que les accouchements ont eu lieu sans témoin, que les naissances n’ont pas été déclarées à l’état civil, que les cadavres des nouveau-nés sont restés cachés jusqu’à la découverte fortuite des deux premiers corps le 24 juillet 2010 et que, dans ces conditions, nul n’a été en mesure de s’inquiéter de la disparition d’enfants nés clandestinement, morts dans l’anonymat et dont aucun indice apparent n’avait révélé l’existence. »

La question qui se pose aujourd’hui, s’agissant du crime d’Anne Ratier, est celle donc de savoir si peut être caractérisée une circonstance insurmontable qui justifierait de reporter le point de départ de la prescription.

Au vu des termes de l’arrêt de l’assemblée plénière, il ne semble pas que cela puisse être le cas.

En effet, la Cour de cassation s’attache, dans cette décision et pour caractériser l’existence d’une circonstance insurmontable, à souligner que c’est la naissance même des enfants qui était passée inaperçue, ce qui, de fait, rendait impossible l’exercice de poursuites du fait de leurs décès. C’est donc en réalité l’absence d’existence officielle desdits enfants, davantage que les circonstances de leurs décès et la dissimulation de ceux-ci, qui empêchait l’engagement de poursuites.

Or, au cas particulier de Mme Ratier, la naissance de Frédéric, son fils, n’était pas passée inaperçue et avait été régulièrement déclarée à l’état-civil. Son décès lui-même, a fait l’objet d’une déclaration, et l’enfant a ensuite été inhumé.

Nous ne sommes donc absolument pas dans la situation ayant donné lieu à l’arrêt de l’assemblée plénière, mais, de façon tout à fait classique, dans une hypothèse où un meurtre a été considéré, à tort, comme une mort naturelle.

On ne saurait, sauf à remettre en cause l’existence même du mécanisme de la prescription, considérer que cette circonstance serait insurmontable. Si l’on raisonnait ainsi, on rendrait imprescriptible tous les décès dont l’origine criminelle n’aurait pas été démontrée, voire tous les meurtres et assassinats dont l’auteur n’aurait pas été identifié.

La chambre criminelle a d’ailleurs, par un arrêt en date du 13 décembre 2017 (v. Dalloz actualité, 11 janv. 2018, obs. V. Morgante ), limité le champ d’application de la théorie des circonstances insurmontables, en censurant une décision de la chambre de l’instruction qui avait considéré que la dissimulation d’un cadavre suffisait à caractériser une telle circonstance.

Ici, il ne semble donc pas que l’on puisse considérer que le seul fait que la mort de son fils n’ait pas été, en 1987, déclarée comme procédant d’une cause criminelle, puisse constituer une circonstance insurmontable qui aurait rendu impossible l’existence de poursuites.

Il apparaît donc qu’en l’état de la jurisprudence, les faits révélés par Anne Ratier dans le livre dont elle fait aujourd’hui la promotion ne peuvent plus être poursuivis.

On peut d’ailleurs se demander, à supposer même qu’une poursuite soit envisageable, si les seuls aveux de Mme Ratier dans son livre pourraient suffire à fonder sa condamnation, en l’absence de tout autre élément de preuve, que l’écoulement du temps a fait disparaître, mais c’est une toute autre question.

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